Mouvement féministe en Turquie : « Istanbul sözleşmesi yaşatır »

La semaine dernière, le mouvement féministe « challenge accepted » a émergé sur Instagram : des milliers de femmes ont publié des photos d’elles en noir et blanc, et taggué leurs amies pour qu’elles les imitent, appelant à la sororité et au soutien mutuel derrière le hashtag #womensupportingwomen. Si l’origine de ce challenge est floue, il a été largement diffusé mais également politisé par les féministes turques, le transformant en outil de lutte face au possible retrait annoncé par le gouvernement turc de la Convention d’Istanbul, ces photos rappelant les portraits quotidiens en noir et blanc de femmes victimes de féminicide en Turquie.

La Convention d’Istanbul : qu’est-ce que c’est ?

La Convention d’Istanbul a été adoptée par le Conseil de l’Europe en 2011 dans le but de protéger les femmes contre toute forme de violences et éliminer les violences dites sexistes ainsi que domestiques, de concevoir un cadre global, des politiques et des mesures de protection et d’assistance pour toutes les victimes ainsi que de promouvoir la coopération internationale en vue de les éliminer (article 1). Elle établit légalement l’égalité entre les hommes et les femmes et interdit les discriminations à l’encontre des femmes. En 2012, la Turquie a été le premier pays à la ratifier avec la loi 6284 sur la protection de la famille et la prévention de la violence à l’égard des femmes.

Numan Kurtulmuş, vice-président du parti de la Justice et du Développement au pouvoir (AKP) a récemment estimé que la Turquie devrait se retirer de la Convention. Ce traité est pourtant le premier au monde à fixer des normes juridiques et à définir les termes de « violence à l’égard des femmes », « violence domestique », ou encore « violence à l’égard des femmes fondée sur le genre » (article 3) et sa ratification représentait une avancée majeure dans la lutte contre ces violences en Turquie. L’argumentation du parti repose sur le fait que ce traité serait contradictoire aux « valeurs traditionnelles » du pays, critiquant notamment les notions de genre et d’orientation sexuelle, des concepts LGBTQ qui seraient « marginaux » et pourraient porter atteinte à « la famille ».

Féminicides : un enjeu majeur en Turquie

Les féminicides sont un des sujets majeurs des mouvements féministes turcs, si ce n’est le seul. J’étais en Turquie le 8 mars 2020, lors de la Journée Internationale des Droits des Femmes. Lors d’un discours, une activiste a rappelé : « Nous ne sommes pas ici pour combattre pour l’égalité, comme c’est le cas ailleurs en Europe. Nous ne voulons pas de l’égalité salariale, ce que nous voulons c’est vivre. Que nos sœurs, nos mères et amies ne soient plus assassinées, seulement parce que ce sont des femmes. » Pendant cette manifestation particulièrement émouvante, les familles des dernières victimes de féminicides ont témoigné : des parents, des frères, sœurs ou ami.e.s ont expliqué comment ils avaient perdu leur proche, comment ces femmes avaient été assassinées, et qui elles étaient avant que le drame arrive, des femmes joyeuses et pleine de vie.

440 paires d’escarpins représentant les 440 femmes victimes de féminicide en 2018, Vahit Tuna, Istanbul

Le mouvement #istanbulsözleşmesiyaşatır s’inscrit comme une critique du gouvernement turc et de leur incapacité à lutter contre le nombre important de féminicides qui a lieu chaque année en Turquie. En 2019, la Turquie comptait 474 femmes assassinées et 440 en 2018, contre 237 en 2013. Depuis plusieurs années, les femmes turques ont fait de la lutte contre les violences domestiques leur principal combat, et pourtant les pouvoirs publics ne les écoutent pas et rien n’est mis en place.

De plus, cette discussion autour de la possibilité de retrait de la Convention est apparue dans un contexte particulier : en pleine augmentation du nombre de féminicides depuis le confinement dû au Coronavirus (avec parfois plus de 3 femmes assassinées en moins de 24h) et juste après l’assassinat de Pınar Gültekin, une étudiante de 27 ans retrouvée morte le 21 Juillet. Elle a été battue et étranglée par son compagnon qui l’a incinérée avant de couler son corps dans du béton. Cet énième féminicide a suscité une vague d’indignation important en Turquie et une importante dénonciation du manque d’application de la Convention. Pourtant, c’est après la mort de cette jeune femme que le gouvernement a évoquer la possibilité de retrait de la Convention, ne faisant qu’augmenter la colère et le sentiment d’impuissance des féministes.

Une mobilisation inédite

Suite à cette déclaration, de nombreux rassemblements ont eu lieu pour dénoncer cette possibilité de retrait, scandant le slogan « Istanbul sözleşmesi yaşatır, 6284’ü uygula » : La Convention d’Istanbul sauve des vies, appliquez la loi 6284. Ils dénoncent le backlash que représente cette discussion. A l’heure où de plus en plus de femmes meurent sous les coups de leurs conjoints, les femmes turques souhaitent que de véritables politiques soient mises en place pour assurer leur protection, et non pas que le principal texte législatif de la Turquie sur les violences sexistes (la loi 6284) soient remis en cause. Bien que les manifestantes se heurtent aux restrictions dues à la situation sanitaire et à la répression policière, elles se sont mobilisées en masse, la plus importante mobilisation étant celle du 5 août, jour où le gouvernement devait se réunir pour discuter du retrait. Sous la pression, la réunion a été repoussée au 13 août.

La mobilisation féministe a également été très visible sur les réseaux sociaux, en appelant à l’aide internationale et à la sororité et utilisant le challenge « women supporting women » pour diffuser leur combat. Alors que le nombre des femmes assassinées ne cessent d’augmenter depuis cette déclaration -démontrant que le simple fait d’évoquer un possible retrait encourage les violences à se reproduire et apporte un sentiment d’impunité infaillible- elles partagent tous les jours du contenu autour de la Convention d’Istanbul, rendant accessible à tous les différents articles qui la composent et expliquant leur importance (voir les comptes instagram Kadın Cinayetleri et Kadın Meclisleri).

Le reflet des discriminations en Turquie

Le mouvement #istanbulsözleşmesiyaşatır est également révélateur de la multiplicté des discriminations existants en Turquie. En effet, certains groupes féministes kurdes ont critiqué le manque d’intersectionnalité des féministes turques. Le mouvement est apparu suite à la mort de Pınar Gültekin, une étudiante kurde. Pourtant, son identité kurde a souvent été oubliée et les campagnes féministes critiquant le gouvernement et l’augmentation des violences domestiques, n’ont pas évoqué le racisme inhérent dont sont également victimes les femmes kurdes. Alors que la Turquie est en guerre contre le PKK, les femmes kurdes dénoncent la violence de l’Etat à leur égard mais également des féministes qui nient leur double oppression et les oppressent à leur tour.

De plus, l’argument principal des dirigeants à l’encontre de la Convention d’Istanbul est une négation totale de l’existence de l’identité de genre et de l’orientation sexuelle. Cette discussion n’est donc que le reflet de l’homophobie et de la transphobie grandissante au sein de la classe politique et du pays. En effet, si le nombre de féminicides ont augmenté ces dernières années, c’est également le cas pour la violence et les discriminations visant les personnes LGBTQ. Aucune loi n’existe pour les protéger et au contraire, les discriminations sont institutionnalisées, par exemple au sein de l’armée, où homosexuels peuvent être exemptés de service militaire car considérés comme malades. Vouloir retirer la Turquie de la Convention d’Istanbul est alors également une menace majeure pour les femmes mais également pour les droits des personnes LGBTQ. Le gouvernement l’affirme lui-même, selon eux les personnes LGBTQ chercheraient à se « protéger derrière la Convention » et cela banaliserait l’homosexualité. En voulant se retirer, les dirigeants turcs nient leur responsabilité politique dans les violences, mais affirment également le tournant conservationniste du parti AKP, érigeant l’Islam comme pilier de l’identité turque et niant l’héritage républicain et laïque kémaliste.

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